Rachid Taha nous a quittés, France Info annonce tour à tour le décès du rockeur français puis… de l’artiste algérien au journal suivant. Néanmoins, au fil des flashes d’informations, la nouvelle finit par gagner en importance. Prise de conscience de ce qu’il a représenté.
Qui se souvient de Carte de séjour ? Les plus de 40 ans n’ont pas oublié leur passage pour la première fois à la télé dans la fameuse émission de Michel Polac, Droit de réponse, sous les lazzi d’une star de l’accordéon, sorte de Dupont Lajoie, qui déclara que «si ceux-là se mettent à chanter…», lui pourrait continuer longtemps de le faire, ne cherchant même pas à cacher un mépris qui devait remonter à l’époque de la France de «Dunkerque à Tamanrasset» ou de celle «des événements d’Algérie». Moi je me souviens de mon grand-père amusé par ces gens déchaînés qui chantaient en arabe à la télévision sur un style musical qu’il réprouvait, le rock diabolique.
Qui se souvient de 1986 et de leur reprise de la chanson de Charles Trenet, Douce France en mode oriental dans cette France qui avait porté au Parlement 35 députés FN ? Accompagnés du député d’opposition Jack Lang, ils distribuaient leurs 45 tours à l’Assemblée. Charles Pasqua était ministre de l’Intérieur, et le rapport Marceau Long proposait que l’on supprime la possibilité automatique d’être français car nés en France, ou l’acquisition de celle-ci simplement par le mariage. Le projet de Jacques Chirac fut rejeté par le Conseil d’Etat. Nous découvrions que nous étions des Français de naissance.
Qui se souvient de Ya Rayah chantée par ce même Rachid Taha qui résonna dans toutes les soirées des années 90, alors que c’était un pur morceau de chaâbi algérois ? Le plat préféré des Français était le couscous et personne ne parlait de théorie du grand remplacement ou de soumission. Il n’était plus question de parler de prime au retour comme sous Giscard, même si un futur chef de l’Etat [Jacques Chirac, ndlr] évoquera le «bruit et l’odeur» qui incommodaient le Français qui vivait sur le palier de ces familles immigrées trop généreusement allaitées par les allocations familiales et autres aides sociales.
Difficile d’exister
C’est une partie de la bande-son de nos combats, de notre changement d’identité qui nous vit naître fils d’immigrés, devenus aujourd’hui des Français presque comme les autres, qui s’en va. Il a su faire parler de nous à une époque où il nous était difficile d’exister.
Rachid Taha, c’était ça, un éclaireur qui a fait partie de ceux qui ont fait émerger sur la scène publique ceux qui n’étaient pas encore français, ni même encore beurs, juste des immigrés dans leur propre pays. Ces Rachid Arhab présentateur vedette du journal télévisé. Ces Mouloud Aounit, issu de la Marche de l’égalité des droits, qui fit condamner pour une injure raciste un ministre de l’Intérieur [Brice Hortefeux, ndlr] qui voulait nous faire prendre les Arabes pour des Auvergnats. Ces Kofi Yamgnane, ministre d’un gouvernement socialiste, qui déclara après des propos tendancieux de Jean-Marie Le Pen, qu’il était lui aussi breton, mais «d’après la marée noire», opposant la finesse à l’humour gras.
Touche pas à mon pote
Ils sont aujourd’hui bien oubliés alors qu’ils ont fait autant qu’un Zidane pour faire passer l’idée que l’on pouvait être français même avec le cheveu crépu, même avec la peau sombre. On devrait enseigner cette histoire aux enfants d’aujourd’hui qui ne se rendent pas compte du chemin parcouru en trente ans. Eux qui ne connaissent plus l’orientation vers les voies de garage en fin de cinquième ou de troisième, eux qui n’ont plus à arborer une petite main au revers du blouson avec le slogan «Touche pas à mon pote» car ils ne risquent plus grand chose. Eux qui n’ont pas connu l’époque où il était impossible de rentrer en boîte de nuit pour un jeune arabe.
Les délinquants d’aujourd’hui ne sont plus exposés à la double peine qui voulait que l’on expulse certains délinquants étrangers vers un pays qui n’était pas le leur à l’issue de leur peine, même s’ils risquent encore le contrôle au faciès ou, qui sait un jour, la déchéance de la nationalité que l’on nous repropose régulièrement. La dernière fois c’était sous François Hollande, l’héritier de Mitterrand qui lui, avait tant changé avec la simple carte de séjour de dix ans !
Que de chemin parcouru même si le risque du retour en arrière est présent, même si à chaque élection, on scrute le score de l’extrême droite. Le travail de mémoire sur cette époque est à peine entamé et il reste encore beaucoup à faire pour lutter contre les plafonds de verre, les discriminations, la réclusion dans les zones «d’apartheid territorial»… Le racisme et la haine de l’autre changent toujours aussi facilement de visage mais la musique de Rachid Taha, elle, continue de nous faire danser en pariant, peut-être un peu légèrement, sur la persistance des beaux jours.
Madjid Si Hocine Animateur de l’Egalité d’abord, ancien administrateur du MRAP
Texte paru dans Libération du 13 septembre 2018