CESAIRE, L’AIME.
L’HOMMAGE DE PATRICK CHAMOISEAU
(DISCOURS PRONONCE AU SALON INTERNATIONAL DU LIVRE DE QUEBEC LE 18 AVRIL 2008)
« Et puis ces détonations de bambous annonçant sans répit
une nouvelle dont on ne saisit rien sur le coup
sinon le coup au cœur que je ne connais que trop… »
Lorsque celui qui s’en va est une magnificence, ce n’est pas un abîme qui se creuse mais un sommet qui se dévoile. Confrontée à certaines existences, la mort n’est qu’un révélateur, et c’est sa seule victoire. Le silence de Césaire s’est soudain rempli du verbe de Césaire, de ses armes miraculeuses, de ses combats, de ses lucidités et de ses clairvoyances. De son amertume aussi. « Regarde basilic, le briseur de regard aujourd’hui te regarde ». La mort n’est ici qu’une paupière brutale, écarquillée sur une splendeur qui ne frémit même pas. Soudain total, un monde se dégage des cécités du petit ordinaire de la vie.
La mort n’est pas la seule à se voir désemparée en face d’une telle présence que l’absence renforce. C’est toute parole, toute célébration, toute explication, qui, à l’amorce même de leur profération, s’écroulent au dérisoire. Ici le seul avocat, le seul rempart contre les bêtises hostiles ou bienveillantes : c’est l’œuvre. L’œuvre dans son infinie clameur qui nous incline d’abord vers le silence. C’est ne rien savoir de l’œuvre de Césaire que de la penser soucieuse d’être défendue, célébrée, avivée. Elle est là. Elle irrigue non seulement notre esprit, mais notre rapport au monde, mais les combats que nous menons, et dans lesquels nous recherchons encore la plus juste posture.
Alors, d’où vient ma peine à l’instant de la disparition ? Pourquoi l’œuvre qui m’habite et que j’habite (avec le sentiment de n’être qu’un clandestin dans un immense palais) ne suffit-elle pas à compenser ce sentiment d’une perte irrémédiable ? Pourquoi moi, fils bâtard, qui me suis toujours tenu loin de sa politique, éprouvai-je cette brusque fragilité sous ce « bruit de larmes qui tâtonne vers l’aile immense des paupières ? »
Les grandes combustions.
Le magnifique combat césairien s’est toujours effectué du côté de la vie. Je veux dire : du bord de la beauté. Lorsqu’il a fallu se lever contre la frappe occidentale, invalider le chant colonialiste, ramasser le mot « nègre » et le porter en étendard ; qu’il s’est agi de prendre en charge toute l’Afrique, violée, perdue, martyrisée, rayée de l’Histoire et des humanités, et la hisser sur ses épaules en fils aîné du monde ; qu’il a fallu revenir vers ce petit pays natal, cette « extrême trompeuse désolée eschare » sur la mer caraïbe, et assumer « l’affreuse inanité » ; qu’il a fallu fixer sans défaillir la damnation ontologique de l’esclavage de type américain, eh bien Césaire ne s’est jamais trompé. Son cri (sa colère, sa fougue, son exigence) s’en est toujours remis aux armes miraculeuses de la voyance, de la musique, du rythme, du déraillement génésique « des grandes communications et des grandes combustions », et donc de la beauté.
« Beauté je t’appelle pétition de la pierre ».
Lorsque celui qui se bat pour sa liberté –¬¬ ou pire, dans le cas de Césaire : pour réaffirmer son humanité –¬¬ n’a pas recours à des rebellions bornées, des crocs identitaires aveugles, des légitimités assassines, closes dans un infernal jeu de miroir meurtrier entre le dominant et le dominé, mais qu’il déploie au contraire l’hymne guerrier du « plus ouvert contre le plus étroit », la résistance est imparable.
Ce n’est même plus une simple résistance : c’est une autorité.
Dans une domination totalisante, presque impossible à dépasser, comme l’étaient le chant colonial et le déni du nègre durant les années 30, toute résistance qui ne s’était pas gardée du bord de la beauté se voyait obscurcie. Elle conférait un éclat mensonger à ce qu’elle combattait, et se ruinait ainsi. On le voit aujourd’hui en Palestine, en Irak, au Tibet, partout où des oppressions archaïques, souvent mêlées à la frappe libérale, sèment la désolation et la famine, et se parent de vertu au-dessus des exactions qu’elles-mêmes ont suscitées…
Quand la voix rebelle de Césaire s’est élevée avec le Cahier d’un retour au pays natal, bruissante de « générosités emphatiques », ce fut avec l’ampleur de l’incantation sorcière, inscrite dans la saccade poly-rythmique qui invalide les fixités du réel et fait trembler l’ordre-poison du monde. Et ce fut à chaque vers, d’inouïes transmutations opérées par l’image, qui déchoukaient les vérités geôlières pour installer, dans de très salubres vertiges, « la gerbe lucide des déraisons ».
Il y a donc une pauvreté à vouloir définir ce géant (ce mapou !) par le seul contexte historique de sa lutte contre le colonialisme, son chant des valeurs noires, ou dans l’absurdité universitaire des catégories « post-coloniales ». C’est comme si on tentait de réduire René Char à la résistance contre le nazisme, ou Claudel à une exaltation mystique, ou M. Glissant à l’antillanité.
Sans limites et laminaire.
Si ce combat (dont Césaire est l’un des beaux emblèmes) contre le racisme, pour l’Afrique, contre l’esprit colonial, est encore à mener aujourd’hui, on s’aperçoit très vite, en ouvrant au hasard n’importe quel texte césairien, que ce qui est à l’œuvre-là, et qui transcende le contexte du rebelle, c’est bien une confrontation majestueuse à la masse du langage ; c’est bien l’interrogation résolue du mystère poétique ; c’est bien le reflet d’une conscience étonnante, étonnée, confrontée au miracle de sa propre émergence au fond d’une île à sucre ; c’est bien une intensité poétique rare qui transcende les impossibles de son époque et ses propres impossibles. N’importe quel mot, n’importe quel vers, et on comprend qu’il s’agit d’un poète sans limite fixant l’inconnaissable fondamental, à savoir : comment s’amplifier de beauté, et vivre à cette intensité proche de la combustion ?
« La communication par hoquets d’essentiel, j’apprécie qu’elle se fasse à tâtons, et par paroxysme, au lieu de quoi elle sombrerait inévitablement dans l’inepte bavardage de l’ambiant marécage » .
Ce qu’il disait contre le colonialisme, ou pour conjurer la damnation de l’Afrique et du nègre, il le puisait dans la contemplation voyante, clairvoyante, des mornes, des arbres, des fleurs, des oiseaux, des mangroves, de sa petite Martinique. « Je rêve, écrivait-il, d’un bec étourdi d’hibiscus et de vierges sentences violettes » . Contrairement aux poètes doudouistes qui, à force de beauté creuse, l’avaient rapetissée, la Martinique césairienne, fit exploser la hideur coloniale, et s’ouvrit alors, sous son œil laminaire, jusqu’à l’ampleur du monde en sa totalité. « Le monde se défait. Mais je suis le monde. Le monde véritablement pour la première fois total » .
De plus, sitôt dépassées les proclamations rebelles qui nous ont fait tant de bien (et que tout comédien primaire répète à l’envi en grondements redondants), on découvre le cheminement obstiné, inquiet, interrogateur, fragile, d’une conscience en proie au mystère de la vie, au mystère du monde en son indéchiffrable total.
Au cœur d’un impossible.
Alors je crois ceci : l’œuvre de Césaire est un cheminement d’une sincérité rêche au cœur d’un impossible. Si tous les poètes connaissent l’amertume de l’échec – l’amertume si précieuse de ne jamais atteindre au cœur de poésie, au poème essentiel – Césaire l’a éprouvée avec une acuité singulière. Cette amertume s’est amplifiée chez lui de cet échec que vivait le rebelle. Sa lucidité était une blessure qui n’était absolument pas dupe de l’état de son pays, resté confit dans l’assimilation irresponsable, l’assistanat obscur, la dépendance idiote. « Si de moi-même insu je marche suffocant d’enfance, qu’il soit bien clair pour tous que calculant les épactes, j’ai toujours refusé le pacte de ce calendrier lagunaire » .
Si le « Cahier » est le chant exalté du jeune rebelle, « Moi, laminaire », son tout dernier recueil, est l’acmé du tourment que connut sa lucidité poétique ruant de belle manière dans « l’ambiant marécage » du politique et « la stupeur de l’air ». C’est le calendrier lagunaire de la torsion douloureuse entre possible et renoncement, entre l’utopie et la gestion pragmatique des misères quotidiennes. « Je m’accommode de mon mieux de cet avatar d’une version de paradis absurdement ratée, c’est bien pire qu’un enfer. »
Ce tumulte noué, presque impossible à vivre, fait de lui un poète tragique. Une grande aube poétique dans un crépuscule fixe. « Le chant profond du jamais refermé… ». Son œuvre témoigne d’une tragédie intime, d’un vaste indécidable, d’un lourd indécidé, sans laquelle on ne saurait comprendre la face secrète du vingtième siècle, ni aborder les défis inconnus qui frangent ce nouveau siècle – siècle de barbaries très vieilles et très nouvelles, prises dans une houle d’impossibles indépassables pour notre actuel imaginaire.
Et tout cela, ce cheminement torturé, si vrai, si puissant, si sincère, mais du plus haut qu’il soit possible, du plus noble, du plus exigeant, m’a toujours accompagné dès mon plus jeune âge. Comme des étais posés à mon esprit, des scarifications inscrites sur mes flancs même, et m’escortant sur mes chemins de traverses, mes écartées rebelles. Et c’est cela le signe du grand poète : il accompagne toutes les marches vers la vie, même celles qui seraient différentes de la sienne. « Parler c’est accompagner la graine jusqu’au noir secret des nombres. » Son cheminement poétique, n’est pas dans le monde, il invente le monde. Il ne relève pas du réel, il devine et précise des réels. À son degré le plus militant, il écarte des vérités et erre dans l’obscur vers cet inconnaissable qui ouvre à de nouvelles sapiences. « J’habite donc une vaste pensée »… Césaire, c’est comme dire : maître-marronneur en connaissance.
Ma liberté.
Alors, d’où venue ma tristesse ?
De là : sa présence auprès de nous, était réelle, physique, pas seulement livresque et poétique, mais vivante. C’est une grâce que d’être compatriote, contemporain, d’un grand poète. Il y a une énergie singulière (an la fos !) que seule autorise la présence du poète, et qui n’est plus la même quand c’est l’œuvre seule qui assure le relais. Cette voix, cette démarche, ce ton, tout ce qui a investi ma jeunesse quand je le voyais, le samedi après-midi, mains, croisées dans le dos, cheminer dans sa ville, portant déjà la charge irrémédiable que seule sa poésie affrontait. Ou lorsque que les CRS déferlaient sur la ville, matraquaient tout, et que nous nous retrouvions autour de son verbe délicieusement incompréhensible, dans l’enceinte de la mairie, entre les deux fontaines. La mairie qui devenait alors un bastion de conscience, et, en même temps, dans la fumée lacrymogène et le hoquet de nos slogans, le lieu le plus improbable de la poésie et d’une invincible fierté. Voilà, tristesse : c’est ma jeunesse qui s’est figée.
L’hommage qu’il avait offert à Paul Eluard peut maintenant lui être rendu :
« … pour conserver ton corps
Grimpeur de nul rituel
Sur le jade de tes propres mots que l’on t’étende simple
Conjuré par la chaleur de la vie triomphante
Selon la bouche operculée de ton silence
Et l’amnistie haute des coquillages »
A quoi servent les poètes ? À rien, et c’est tant mieux.
Mais ils aident à vivre, et à se battre en guerrier sans jamais offusquer la beauté. René Char disait qu’un poète ne doit pas laisser des preuves de son passage, mais des traces, car « seules les traces font rêver ». Seules les traces, nous libèrent.
Césaire ? Ma liberté.
Mon rêve de liberté.
Patrick CHAMOISEAU.