« Mal nommer les choses, c’est ajouter du mal au malheur » comme le disait Camus. S’il y a un mot qui a fait et continue à faire des ravages, c’est bien le mot d’intégration, mot dont l’usage perdure et que l’on continue à employer au sujet de Français nés en France, souvent de parents ayant la nationalité française. Le replacer dans son contexte doit nous aider à établir un constat qui, par ses résultats, est pour le moins consternant.
Un statut qui se transmet
Sur ces cinquante dernières années, force est de constater qu’il n’y a jamais eu de véritable politique d’intégration capable de répondre à la venue en masse entre 1945 et 74 d’une main d’œuvre nécessaire à l’économie française en cette période de reconstruction et de développement. Rappelons qu’en 1974, date de suspension de l’immigration sauf pour les regroupements familiaux ou les ressortissants de la CEE, les Portugais formaient la première communauté étrangère avec 750 000 personnes devant les Algériens 710 000, l’ensemble de la « communauté » maghrébine dépassant le million de personnes pour compter environ 1,5 million de membres en 1982.
Plus soucieux de satisfaire aux besoins du patronat, les gouvernements, incapables de prévoir la mutation qui s’opérait entre immigration temporaire de travail et immigration d’installation, n’ont à aucun moment mis l’accent sur les conditions d’insertion économique et sociale des nouveaux venus, laissant se développer les phénomènes de ghettoïsation dont les principales victimes ont été les populations étrangères en provenance des pays anciennement colonisés.
Si comme l’attestent des études statistiques prenant en compte les résultats des recensements de 1901, 1931 et 1975 correspondant aux trois plus fortes vagues d’immigration, la situation des immigrés s’améliore avec l’arrivée des nouveaux immigrants qui les remplacent dans les positions les plus marginales de l’espace social – amélioration d’autant plus sensible pour les deuxième ou troisième générations devenues françaises, il est à noter que les populations issues de l’immigration post-coloniale et leurs enfants français n’ont guère vu leur sort s’améliorer par rapport au reste de la population. Cette spécificité qui touche les populations post-coloniales est un phénomène singulier qui mérite une attention particulière. En effet, comme l’ont montré des travaux sociologiques récents, pour l’immigration post-coloniale le stigmate ne s’arrête pas aux parents mais se transmet aux enfants à travers les générations.
Discriminés et culpabilisés
Si chacun peut partager sans trop d’opposition ce constat navrant d’une persistance des discriminations dont sont principalement victimes les population post-coloniales, les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, pour masquer leurs responsabilités et leurs démissions, ont eu recours de façon systématique au concept d’intégration et à son instrumentalisation. Omniprésent dans le débat politique, ce concept a fini par induire de façon directe ou indirecte, volontaire ou non, l’idée, dans l’inconscient collectif, que si l’intégration ne se réalisait toujours pas, la faute en reviendrait à ces populations rendues de fait responsables et coupables de leurs propres difficultés.
Déjà discriminées, elles se trouvent ainsi également stigmatisées, en butte à une forme de culpabilisation peu propice à leur épanouissement et/ou à l’expression « policée » de revendications de justice et d’égalité.
Ainsi ce concept d’intégration doit-il être manipulé avec d’extrêmes précautions pour qu’il ne serve pas de paravent à une exclusion qui se développe.
Intégration et inégalité
Au concept d’intégration, il est urgent de substituer celui d’égalité et de lutte contre les discriminations si l’on ne veut pas aboutir à un système proche de celui des Etats-Unis dont l’une des caractéristiques principales reste bien au niveau social, un système de reproduction discriminatoire basé sur l’appartenance ethnique.
Déjà au niveau européen la France se retrouve à la première place au plan des discriminations, 4 employeurs sur 5 engagent à niveau de qualification égale le candidat du groupe majoritaire, l’on a 7 fois moins de chance aujourd’hui d’avoir un entretien d’embauche avec une carte d’identité française si on a un nom à consonance maghrébine. Une récente étude de l’Insee mettait en lumière ce constat tout aussi terrible : le temps d’emploi des Français issus de l’immigration maghrébine est de 20 points inférieur à celui des Français dits de « souche » (respectivement 53% et 74%) ; les femmes maghrébines cumulant et la discrimination ethnique et en même temps celle liée au genre, sont encore plus discriminées. Toujours selon cette étude de l’Insee, elles seraient moins souvent en emploi que les natives françaises (37% contre 60%). Ces chiffres mettent en évidence une douloureuse et dangereuse réalité. Les « immigrés » –ou ceux considérés comme tels- sont assignés à résidence, maintenus à une place qui leur est « imposée ». Ces chiffres prouvent incontestablement la prévalence des appartenances ethniques dans ce phénomène et une non-volonté de la France de donner vie aux valeurs républicaines qui sont tellement déclamées…La suppression .programmée de la Halde (Haute autorité de Lutte contre les discriminations et pour l’égalité) démontre l’absence de volonté politique de mettre fin à cet état de fait.
Ciblage ethnique
Tout aussi dangereux reste le fait qu’avec l’utilisation de ce concept d’intégration, on particularise une problématique générale sur une problématique bien ciblée qui permet bien évidemment de déplacer les problèmes sociaux sur le terrain ethnique. Se livrer à une telle opération participe de façon directe au développement du racisme. Si les raisons électoralistes sont évidentes, cela correspond également à une structuration nouvelle de la société française qui a peur, qui a perdu l’arrogance que pouvait lui conférer son statut de puissance coloniale et de grande puissance, saisie par le doute surtout en cette période de mondialisation, qui voit son salut dans le repli identitaire à la manière de « petits-Blancs » certes majoritaires mais qui se comportent comme une minorité assiégée.
Français à part entière ou Français à part ?.
Le concept d’intégration –qui en creux laisse entendre que les « immigrés », ou que certains d’entre eux, ne seraient pas intégrables- participe au développement du sentiment que ces Français issus de l’immigration ne peuvent être reconnus comme de véritables Français.Ainsi la voie est ouverte à une distinction entre un « eux » et un « nous », entre Français d’origine et les autres. On n’est pas loin là de l’idéologie de l’extrême droite de la race pure, de la pureté de sang que souilleraient les éléments extérieurs. Et ce d’autant que les propos de Brice Hortefeux, de Nadine Morano, de Nicolas Sarkozy, du préfet Girod de Langlade entretiennent un climat de suspicion et de stigmatisation et accréditent l’idée que ces Français à part ne seront jamais considérés comme des Français à part entière. Ils participent à les enfermer dans ce qu’il est convenu de nommer une « immigritude » à vie.
Dépolitiser les questions sociales
L’exploitation médiatique de certains faits divers, la surexposition de pratiques vestimentaires, le lancement de débats (voile, burqa, identité nationale … ) sont prétexte au martèlement d’un message qui finit par provoquer et entretenir une montée inquiétante d’islamophobie et plus précisément de « musulmanophobie » tant elle vise à travers l’islam, chaque musulman ou supposé tel pris individuellement.
De façon insidieuse, dans un contexte de plus en plus culturaliste, aujourd’hui la problématique de l’intégration dérive de plus en plus vers le concept de non-intégrabilité,. Ainsi l’accent est mis sur la non-maîtrise de la langue française et l’emploi d’une langue maternelle étrangère pour expliquer les difficultés d’intégration renvoyant de façon invariable à la responsabilité des parents, exonérant de fait de leur responsabilité l’Etat et l’institution scolaire dans une mystification qui montre la perméabilité des esprits à l’argument de non-intégration.
L’intégration culturelle – critiquable par le fait même qu’elle ne reconnaît pas et n’intègre pas la culture de l’Autre dans une culture qui deviendrait commune – agit dès lors comme un élément actif de stigmatisation et de rejet et participe de façon négative à l’instauration de clivages. Et ces clivages (familles intégrées, familles qui ne le seraient pas, parents « traditionnels », enfants « modernes », filles émancipées, garçons machos et/ou communautaristes …) construisent une opposition entre tradition et modernité qui a pour résultat de dépolitiser les questions sociales en réduisant le réel social à ces oppositions.
Vers la définition d’un ennemi intérieur
En contrecoup, se développent des phénomènes dont on se refuse à analyser les causes et les significations mais qui n’en représentent pas moins des signes d’une intégration qui ne fonctionne pas confirmant l’échec des gouvernements successifs. Les chiffres des enquêtes donnent une idée du chemin que la société française doit encore parcourir. Si 89% des enfants naturalisés se sentent français, 37% d’entre eux ne se sentent pas reconnus comme tels et particulièrement les enfants issus de l’immigration des pays anciennement colonisés. Parmi les immigrés ayant acquis la nationalité française, la moitié d’entre eux partagent le sentiment de ne pas être perçus comme des Français. Triste bilan qui montre que la société française se trouve dans une période de repliement sur elle–même et confirme l’ampleur des dégâts causés par le pilonnage idéologique auquel elle est soumise.
C’est dans ce cadre qu’il faut sans aucun doute replacer les réactions de rejet vis à vis d’une République incapable de respecter ses valeurs et d’assurer une véritable égalité entre tous les citoyens quelle que soit leur appartenance. Les émeutes de 2005 dans les quartiers populaires, les sifflets contre la Marseillaise lors du match France-Algérie ont été des révélateurs symptomatiques d’un malaise grandissant, sans que pour autant les responsables politiques n’en tirent les conséquences et ne mettent en place des mesures appropriées dans un vaste plan capable de redonner confiance et de remobiliser toutes les énergies.
A contrario, ces événements ont été exploités. Analysés comme une refus d’intégration , ils ont participé en retour à une aggravation du sentiment de non-intégrabilité de « ces populations » tout comme ils ont fourni un prétexte à leur définition comme « ennemi intérieur ».
A aucun moment, ces faits (comme le port revendiqué et assumé du foulard par exemple ) n’ont été analysés comme réaction face à une injonction, à la mise en demeure de s’intégrer à une société dont les pratiques les mettent en marge et les discriminent. Evacuées les raisons historiques, économiques pour ne laisser place qu’à une explication culturelle et/ou religieuse.
Outre les discriminations quotidiennes dont sont victimes ces jeunes, on assiste bien au développement d’une violence symbolique à leur encontre dont on ne fait jamais état.
L’intégration individuelle : une fausse piste
Bien souvent cependant, des réussites individuelles, des parcours « exemplaires » de Français « issus de » l’immigration post-coloniale puisque c’est bien de celle-ci dont il est question, sont mis en avant pour justifier du bien-fondé des politiques d’intégration et de leurs résultats positifs pour qui veut bien respecter les lois, coutumes et usages du pays dont il a bien souvent la nationalité depuis une ou deux générations.
Cette réussite individuelle tend à faire croire, comme c’est souvent le cas dans tout le champ social, que chacun est responsable de sa situation.
Si un temps ces rescapés de l’échec ont pu servir d’exemples pour emporter l’adhésion des autres membres du groupe, actuellement on leur fait bien souvent jouer et/ ou ils jouent le rôle d’arbre qui masque la forêt.
Pour être clair, ces cas d’intégration individuelle réussie ( laquelle a du mal néanmoins à s’imposer dans les lieux de pouvoir et de décision) ne peuvent en aucune façon inverser l’ordre des facteurs : c’est bien le caractère intégré du collectif qui est à même de permettre au mieux l’intégration individuelle et non l’inverse. Comme la « diversité », autre concept de diversion, l’intégration individuelle réussie ne peut faire oublier que la centralité du problème reste l’égalité, l’égalité de traitement et non l’égalité des chances, autre avatar aujourd’hui mis en avant. Sur ce plan aussi, en pervertissant les concepts, l’idéologie libérale n’en finit pas de montrer sa capacité de nuisance.
Panne des outils d’intégration
Enfin dernier facteur à prendre en considération, la disparition des outils d’intégration qu’ont pu représenter le travail et l’engagement dans les luttes syndicales dont il ne faut cependant pas surévaluer la portée tant l’opposition Français –immigrés a été difficilement dépassée. En effet si des solidarités ont pu être exemplaires, les oppositions allant jusqu’à la confrontation violente ont pu diviser le monde ouvrier comme ce fut le cas lors du conflit chez Talbot à Poissy début janvier 84.
L’école a également subi des changements notables, sa fonction de tri social qu’elle a toujours eu prend dans l’actuelle période de régression des proportions telles que son rôle intégrateur ne peut plus faire illusion, en témoigne la perte de confiance dont elle fait l’objet.
En finir avec l’esprit colonial
Si les facteurs économiques peuvent expliquer en partie la panne d’intégration surtout en pleine période de développement du chômage, la question reste de savoir pourquoi cette panne touche prioritairement des catégories bien ciblées.
L’héritage historique d’un passé colonial toujours présent et que le gouvernement veut même réhabiliter, entretient en retour des logiques de haine, de revanche ou de mépris dont les populations post-coloniales font prioritairement les frais, en étant les victimes premières des discriminations.
Cette instrumentalisation de l’Histoire est dangereuse car elle n’est pas sans lien avec l’immigration présentée dans les discours ou même dans les projets de lois comme un ennemi intérieur, ce qui en retour renforce les discriminations réduisant en conséquence les possibilités d’intégration.
A ce stade ce n’est pas la multiplication des lois sécuritaires (quatre lois sur l’immigration durant ces sept dernières années) qui mettra un terme au malaise et permettra une meilleure cohésion nationale dont l’Etat est en principe le garant. Ces lois n’ont pour effet que de criminaliser davantage des personnes que l’on dit vouloir intégrer mais que l’on assigne en fait à résidence identitaire à l’extérieur du système, en marge de la société, confiné parfois dans un repli communautaire. En contrepoint, se dessine le contour d’un nouveau bouc émissaire –jeune, arabe ou noir, musulman, habitant un quartier « difficile », potentiellement islamiste dangereux.
Il est temps d’amener une rupture radicale avec cette politique qui flirte de façon indécente avec l’extrême droite. Il y a une urgence absolue à sortir de ce traitement politicien de l’immigration et des questions qui lui sont liées et de décoloniser les esprits en considérant tout simplement les « issus de » , les « immigrés » de la xième génération comme des citoyens français.
L’égalité d’abord …
La problématique de l’intégration renvoie par une sorte de réflexe mental conditionné à la question de l’immigration. Cela ne doit toutefois pas occulter le fait qu’en dehors de sa connotation ethnique, l’intégration touche d’autres groupes de personnes, discriminées à raison de leur origine ethnique ou sociale, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de l’âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une « race » ou une religion déterminée (Art.225-1 du code pénal), toutes ces catégories souffrent des mêmes problèmes d’insertion sociale, de reconnaissance de droits, reste toujours à réaliser malgré les discours. Beaucoup d’entre eux, considérés comme population en surnombre dans une vision uniquement productiviste de la société, vivent difficilement une profonde inégalité, d’autant plus fortement ressentie que ces groupes sont minoritaires et /ou dominés et présentés comme à charge. Les structures économiques et idéologiques actuelles jouent contre l’intégration.
…la reconnaissance et le respect également
La situation faite aux « chibani-a-s », terme qui veut dire « anciens » en arabe, fait de ces centaines de milliers d’anciens travailleurs, les grands oubliés de l’intégration. A la fin de leur vie professionnelle, au parcours souvent chaotique et incomplet pour percevoir une retraite décente, ils ne perçoivent que l’Aspa sorte de RMI pour travailleurs ayant insuffisamment cotisé.
Parmi les conditions d’obtention de ce minimum vieillesse, l’obligation de résider plus de six mois en France.
Alors que la grande majorité des chibanis concevaient une fin de vie partagée entre une famille restée au pays et les séjours en France où résident certains de leurs enfants et où ils ont droit aux prestations sociales, ils sont placés aujourd’hui en porte à faux devant le dilemme, pour ne pas perdre leurs droits, de passer la moitié de l’année en France et d’y payer un loyer alors que leurs ressources sont des plus faibles.
Ainsi donc alors même que le président Sarkozy s’est voulu le maître d’œuvre d’une Union pour la Méditerranée qui a pour objet d’unir les pays des deux rives, les chibanis, véritable pont entre le Maghreb, leur terre d’origine et la France où ils ont passé leur vie active et participé à l’économie de ce pays se retrouvent-ils écartelés, sommés en quelque sorte de choisir entre être d’ici ou de là-bas alors même qu’ils sont d’ici et de là-bas.
Cette mise en demeure illustre pourtant bien la philosophie plus générale de l’intégration à la française qui est à l’œuvre aujourd’hui, binaire et exclusive : être du côté des bons et des civilisés ou bien être du côté des fauteurs de troubles, des ennemis du consensus, bref des inassimilables.
Ainsi de plus en plus, on s’oriente vers une société duale : à l’intérieur, ceux qui produisent, travaillent, consomment, sont solvables, « utiles », civilisés ; à l’extérieur, ceux qui sont privés de travail, insolvables « inutiles » voire inassimilables et dangereux. A ce stade l’intégration montre ses limites tant au niveau concret qu’au niveau conceptuel.
L’intégration ne se décrète pas, elle se vit et ne peut être effective sans droits, sans égalité, sans combat et sans solidarité et reconnaissance de l’Autre…sans remise en cause de l’ordre social.
Intégration républicaine ou modèle culturaliste, il nous faudrait opérer un choix alors même que les deux sont déclarés en échec. Reste alors peut-être à sortir l’intégration d’une logique de système à laquelle on voudrait à tout prix la soumettre. Que l’on cesse de nier la part de ce qui constitue chaque individu tant au niveau historique que culturel et relationnel, et qu’on le considère comme notre égal en droits et dans les faits. C’est dans ce va et vient, cette adaptation entre l’individuel, le collectif et l’intérêt général que l’on pourra trouver les moyens de dépasser cette panne d’intégration que connaissent la France et les pays européens.
A l’opposé des postures rigides, binaires qui somme des individus à « choisir leur camp » alors qu’ils vivent nécessairement et bien souvent temporairement dans l’entre-deux, c’est dans cette conception ouverte et responsable qui prend en compte les évolutions tant individuelles que sociétales qu’il faut nous engager en gardant toujours à l’esprit qu’il s’agit d’un processus social et que, comme tout processus, il se développe dans le temps.
Mouloud Aounit-Pdt d’honneur du MRAP