On connaît la chanson : « Pour un flirt avec toi, je ferais n’importe quoi. Pour un flirt avec toi, je serais prêt à tout. Pour un simple rendez-vous. Pour un flirt avec toi… ». Recevant Nicolas Sarkozy à la Rencontre annuelle des Musulmans de France au Bourget, en 2003, Thami Breze, président en exercice de l’UOIF, déclarait : « Nous recevons un ami, que nous avons découvert et qui nous a découverts »[1].
De son côté, le président de l’UMP parlant du même événement le qualifiera de l’un « des plus grands moments de [sa] vie politique » (sic)[2]. Ainsi, commence une grande histoire d’amour entre la première fédération musulmane de France et le ministre de l’Intérieur, candidat permanent à la présidence de la République.
Toutefois, le « tournant clientéliste » de l’UOIF remonte bien avant l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur et des cultes. Il s’inscrit dans la longue durée. On peut le faire débuter, d’une part, à 1993, date à laquelle la ligne revendicative de l’UOIF est marginalisée – le Tunisien Abdallah Ben Mansour quitte le secrétariat général – au profit de la ligne conciliatrice, animée par le « clan des ex-Bordelais » – les Marocains Fouad Alaoui et Thami Breze prennent les rênes de la direction -, d’autre part, à 1999-2000, année où l’organisation islamique accepte de participer au processus de consultation (Istichara), initié par Jean-Pierre Chevènement.
Il s’agit de deux dates clefs pour comprendre l’évolution de l’UOIF qui choisit en quelque sorte de « réduire » volontairement son rapport de force à l’égard des pouvoirs publics pour privilégier une « politique de compromis ». Dès lors, les conditions d’une relation de type clientéliste semblent réunies, même si, à l’époque, l’UOIF n’a pas encore trouvé « son patron ». Car, précisément, un rapport de clientèle ne se décrète pas mais prend corps dans les modes relationnels concrets, faisant largement appel aux registres affectifs et émotionnels, voire amicaux[3].
En somme, le déploiement de la configuration clientéliste « UOIF-Sarkozy » peut se résumer à l’histoire d’une rencontre « heureuse » entre un acteur communautaire (une fédération islamique), désireux d’obtenir une reconnaissance institutionnelle rapide et un acteur politique pragmatique (un ministre de l’Intérieur), à la recherche d’un interlocuteur musulman « crédible » et relativement indépendant des Etats étrangers. Dès lors, l’analyse de la relation clientéliste revient à étudier les dispositions des deux partenaires, d’une part, le « patron » (N. Sarkozy) et, d’autre part, le « client » (l’UOIF).
Du côté du ministre de l’Intérieur, également président de l’UMP et candidat déclaré à l’élection présidentielle de 2007, s’exprime dès le départ une volonté très nette de rompre avec la gestion impersonnelle, technocratique et froide du dossier « Islam » qui avait marqué la pratique de ses prédécesseurs au ministère des cultes. La « proximité » et le « pragmatisme » deviennent désormais les maître-mots de son action cultuelle, légitimant ainsi, auprès de ses interlocuteurs les plus réticents, l’établissement de relations quasi-intimes avec une organisation musulmane réputée pourtant « fondamentaliste » :
« Oui, j’ai voulu qu’il y ait, au sein du CFCM, l’ensemble des représentants du monde cultuel musulman, y compris l’UOIF. Et je ne l’ai jamais regretté. L’UOIF a toujours respecté sa parole. Les partisans d’un islam plus épicé ont leur place à l’intérieur de cette instance, où ils ont apporté leur représentativité, sans jamais trahir l’esprit de l’instance. Si l’UOIF avait refusé d’y participer ou en était partie, c’est la représentativité du CFCM qui se serait trouvée engagée. Et dans les banlieues, on aurait fait alors de l’UOIF une organisation de martyrs, et du CFCM une coquille à moitié pleine. Je ne l’ai pas voulu et j’ai assumé cette responsabilité » (Nicolas Sarkozy, discours au Colloque « La laïcité française dans son contexte international : singularité ou modèle ? », Académie des sciences morales et politiques, Paris, 19 septembre 2005).
Bien sûr, le clientélisme sarkozien n’est pas exempt de l’affirmation d’un certain paternalisme à l’égard de la « communauté musulmane », en général, et de l’UOIF, en particulier. Tel un « patron politique » vis-à-vis de ses « protégés », N. Sarkozy se présente volontiers comme l’« ami » et l’« avocat » des musulmans de France :
« C’est un paradoxe que je suis devenu ‘l’avocat des musulmans’ dans la République. La France est capable d’inventer, de faire naître des communions étonnantes. C’est parce que je ne suis pas musulman et que mon combat en faveur du rétablissement de l’autorité républicaine était sans ambiguïté que mon devoir était justement d’être aux côtés de ceux qui souffrent au quotidien de l’amalgame et d’une certaine forme de racisme » (Nicolas Sarkozy, La République, les religions, l’espérance, Paris, Pocket, 2004, p. 92).
Nous sommes bien en présence ici d’une « amitié paradoxale », telle qu’elle est décrite par le politiste Jean-Louis Briquet à propos du clientélisme politique en Corse[4]. Mais celle-ci ne se limite pas simplement à une « rhétorique de proximité » sans effets réels. Elle se traduit également par des gestes concrets qui viennent renforcer l’ascendant du « patron Sarkozy » sur son « client musulman », l’UOIF.
Outre son déplacement hautement symbolique aux Rencontres du Bourget en avril 2003 – le ministre parle d’ailleurs à propos de cet événement de « l’un des grands moments de [sa] vie politique »[5] – N. Sarkozy a su multiplier ces « petits gestes qui font les grands amis » : contacts téléphoniques directs et réguliers avec les dirigeants de l’UOIF – qui ne passent plus désormais par la ligne des « conseillers » -, visites « surprises » au siège de l’organisation islamique à La Courneuve[6], sans parler des nombreux hommages rendus par le ministre-président à ses « alliés de l’UOIF » dans ses discours publics et ses prestations audiovisuelles.
Le président de l’UMP a jeté les bases d’une gestion personnalisée et affective qui constitue l’un des principaux ressorts du clientélisme, lui permettant d’instaurer une relation de confiance avec une organisation qui a longtemps été méfiante à l’égard de l’autorité publique.
Toutefois, l’analyse de la relation clientéliste « Sarkozy-UOIF » ne présenterait qu’un faible intérêt si elle se limitait à un simple rituel politique sans effets de positionnement. Dès lors, la question majeure est : l’établissement d’un rapport de clientèle entre le ministre de l’Intérieur et la fédération islamique a-t-il contribué à infléchir la « ligne de l’UOIF » sur un certain nombre de dossiers dits « sensibles » ?
Au regard des prises de positions des dirigeants de l’UOIF ces trois dernières années, nous serions tentés de répondre par l’affirmative. Qu’il s’agisse de l’ « affaire du voile » (avril 2003-mars 2004)[7], la lutte contre le salafisme[8], la question palestinienne[9], le dialogue avec le CRIF (septembre 2004)[10], l’ « affaire Tariq Ramadan » (2003-2004)[11] ou la gestion sécuritaire de la dernière crise des banlieues (automne 2005)[12], sur tous ces dossiers « sensibles » l’UOIF a adopté une position de « compromis », en produisant un argumentaire de justification théologique, se référant à la nécessité de se conformer au « juste milieu islamique » (el wassatiyya)[13].
Cependant, nous commettrions probablement une erreur, si nous interprétions cette « prudence » de l’UOIF comme la conséquence directe de l’instrumentalisation politique de la fédération islamique par le ministère de l’Intérieur. L’édiction d’une fatwa appelant au retour à l’ordre dans les banlieues, le lâchage de Tariq Ramadan devenu « gênant » – à la suite de la publication de son article sur les « nouveaux intellectuels communautaires »[14] -, l’humanitarisme très prudent à propos de la Palestine, la collaboration sécuritaire dans l’éradication des courants salafis, le « dialogue inspiré par Saint Nicolas » avec le CRIF (et non avec le Consistoire ou le Grand Rabbinat) relèvent moins d’une injonction du ministre de l’Intérieur que d’un effet d’anticipation qui prend tout son sens dans la relation de clientèle.
Il s’agit en quelque sorte de « faire plaisir » à un « patron politique » qui a été le premier à reconnaître la pleine légitimité de l’UOIF dans l’espace public français. Cette notion de « faire plaisir » pourra apparaître anecdotique, voire prêter à sourire, dans le cadre d’une telle analyse sociologique. Elle est pourtant au cœur du dispositif clientéliste « Sarkozy-UOIF » qui tend aujourd’hui à se pérenniser sur un mode relationnel banalisé et qui trouve dans le « juste milieu islamique » un argument d’autorité et une justification théologico-politique auprès des fidèles musulmans.
En définitive, plutôt que de parler de « percée lobbyiste » ou de « déclin irréversible » de l’UOIF, nous préférons conclure en la stabilisation de sa success story islamic, de son islamic dream autour de trois dimensions majeures qui structureront son action dans l’avenir : le renforcement des pratiques de collusion avec les pouvoirs publics français (dialogue et collaboration) ; l’accentuation des logiques clientélistes à l’échelon national (avec le ministre de l’Intérieur) et aux échelons locaux (avec les maires) ; et la défense de l’ « intérêt musulman » à travers le double registre matériel (les mosquées et les écoles musulmanes) et symbolique (la Palestine, la solidarité islamique internationale…) et sous le contrôle étroit d’une « élite islamique » qui continuera à identifier son destin personnel à celui de l’organisation et, au-delà, à celui de la « communauté musulmane » de France.
Pourtant, force est aussi de constater que les relations entre les deux êtres aimés se sont fortement dégradées ces derniers temps. Le « lobby musulman »[15] de France, tant fantasmé par le leader de l’UMP, n’est probablement ni pour aujourd’hui, ni pour demain…, peut-être pour après-demain ?
Il semble d’ailleurs que N. Sarkozy ait fini lui-même par s’en rendre compte. Après s’être engagé intensément sur le dossier « Islam » et avoir ménagé ses interlocuteurs musulmans sur un certain nombre de questions sensibles (conflit Israël-Palestine, situation irakienne, accusation d’antisémitisme musulman…), le ministre de l’Intérieur paraît avoir fait machine arrière ou, du moins, mis entre parenthèse temporairement « sa politique musulmane » et son flirt islamique.
Aujourd’hui, le CFCM connaît une crise profonde et les déclarations du président de l’UMP en faveur de la politique de Georges Bush au Moyen-Orient[16], son alignement total sur la politique israélienne[17] et corrélativement sa condamnation sans réserve du Hezbollah[18] ne sont sûrement pas propices à lui attirer le « vote musulman »[19], si tant est qu’il existe. Toutefois, son clientélisme en direction des organisations musulmanes, en général, et de l’UOIF, en particulier, n’a pas dit son dernier mot ! Et cela aussi longtemps que Nicolas Sarkozy n’aura pas assouvi son fantasme secret d’être un jour le « grand mufti » de sa propre République communautaire.
Version originale et complète de l’article parue dans « Musulmans de France, sous la direction de Amel BOUBEKEUR et Abderrahim LAMCHICHI, Confluences Méditerranée, n° 57, Printemps 2006.
NOTES :
[1] Thami Breze, président de l’UOIF, à propos de Nicolas Sarkozy, Le Bourget, 19 avril 2003.
[2] « Religions, République, intégration. Sarkozy s’explique », entretien avec Denis Jeambar, L’Express, 1er septembre 2004.
[3] Sur les registres affectifs du clientélisme, cf. Jean-Louis BRIQUET, « Des amitiés paradoxales : échanges intéressés et morale du désintéressement dans les relations de clientèle », Politix, n° 45, 1999, p. 7-19 ; Gérard LENCLUD, « S’attacher », Terrain n° 21 – Liens et pouvoir -, octobre 1993, http://terrain.revues.org/document3074.html.
[4] Jean-Louis BRIQUET, « Des amitiés paradoxales… », ibid.
[5] « Religions, République, intégration. Sarkozy s’explique », op. Cit.
[6] A notre connaissance, sa dernière visite au siège de l’UOIF remonte au Conseil d’administration de la fédération, le 25 juin 2005.
[7] L’UOIF a appelé ses adhérents et ses sympathisants à ne pas prendre part aux manifestations contre la loi sur les signes religieux. Elle a même exercé une forme de répression sur certains de ses dirigeants qui souhaitaient y participer.
[8] Dans son ouvrage, Nicolas SARKOZY a d’ailleurs remercié l’UOIF pour sa collaboration précieuse dans la lutte contre le salafisme : « La réalité, c’est que l’UOIF mène, sur le terrain, un travail utile contre des adversaires autrement plus dangereux pour la République : les salafistes », dans La République, les religions, l’espérance, Paris, Pocket, 2004.
[9] La fédération islamique tout en rendant hommage aux « martyrs palestiniens » évite d’appeler à de grandes manifestations ou rassemblements publics des musulmans de France en soutien à la « cause palestrinienne ». Elle se cantonne au registre humanitaire. Cf. le discours de Lhaj Thami Breze, assemblée générale de l’UOIF, 30 septembre 2005.
[10] Le 9 septembre 2004, une délégation de trois membres de l’UOIF (dont Fouad Alaoui) a rencontré une vingtaine de membres du Conseil représentatif des institutions juives de France.
[11] La direction de l’UOIF a dissuadé ses organisations de jeunesse, notamment Etudiants musulmans de France (EMF) et Jeunes musulmans de France (JMF) d’inviter le prédicateur musulman pourtant populaire dans les nouvelles générations.
[12] Lors de la « crise des banlieues » d’automne 2005, l’UOIF a publié un communiqué et édicté une fatwa pour appeler à l’arrêt des violences urbaines et au retour au calme des « jeunes musulmans ». Cf. le communiqué de l’UOIF, 6 novembre 2005 et la « Fatwa concernant les troubles qui touchent la France », 6 novembre 2005, http://www.uoif-online.com.
[13] Sur la notion de « juste milieu », cf. l’analyse pertinente de Khadija DARIF, Bricolages identitaires des Musulmans dans l’espace politique français : cas de l’UOIF, mémoire IEP d’Aix-en-Provence, Master II, Option « Monde arabe et musulman », 2004.
[14] Tariq Ramadan, « Critique des (nouveaux) intellectuels communautaires », www.oumma.com, 3 octobre 2003.
[15] V. GEISSER, S. KELFAOUI, « Les musulmans de France et les présidentielles de 2002. Un lobby électoral en marche ? », La Médina, printemps 2002.
[16] N. SARKOZY : « Je suis convaincu que nos relations souffrent de trop d’incompréhensions causées par un manque de dialogue et parfois par un poil de mauvaise foi. Je ne veux pas chercher de coupable, je veux trouver des solutions. Je veux que nous rebâtissions la relation transatlantique. […]Je crois que nous commençons à surmonter cette crise », a-t-il affirmé. « Mais il est juste de dire que cette crise a provoqué une réapparition dans chacun de nos pays de beaucoup d’idées fausses colportées sur nos deux peuples. […] Je ne suis pas un lâche (…) je suis fier de cette amitié (…) je la revendique », AFP/20 Minutes, 13 septembre 2006.
[17] N. SARKOZY : « Oui. Le droit à la sécurité pour Israël est un droit sur lequel on ne peut pas transiger. Israël est une démocratie. Israël est né dans les conditions que l’on sait. C’est une responsabilité essentielle, pour tous les pays libres, d’assurer sa survie. Est-ce que pour autant je considère que le gouvernement israélien a eu en se défendant, je dis bien en se défendant, la réponse appropriée ? Je n’en suis pas sûr. J’ajoute que si je suis l’ami d’Israël, je suis aussi celui du Liban qui doit devenir un pays véritablement souverain », Le Figaro Magazine, 1er septembre 2006.
[18] N. SARKOZY à propos du Hezbollah : « Oui. L’attitude qui consiste à envoyer des roquettes sur le nord d’Israël sans se demander sur qui vont tomber ces roquettes est une opération terroriste. Accepter d’être financé par l’Iran dont on sait ce que disent ses dirigeants revient à se situer dans le camp des terroristes », ibid.
[19] Fouad BAHRI, « L’UOIF ‘lâche’ Sarkozy ! », www.saphirnews.com, 10 mai 2006. Toutefois, on peut penser que ce « lâchage » n’est que provisoire, en attendant des jours meilleurs.
Vincent Geisser
Politologue, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (CNRS), enseigne à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence