On entend depuis fort longtemps les mêmes discours sur «
l’intégration », à croire que celui qui va parler le dernier aura
raison et dira peut-être « la vérité », ou, comme dit la chanson «
Voilà, voilà, ça recommence ». Le bon sens dispute l’élégance et
la modernité à l’hypocrisie et à la lâcheté. Les maigres «
propositions » empruntent au consensuel ou au populisme et portent en
elles leurs limites. On nous parle de quotas, de discrimination positive,
de parité, de volontarisme, on nous propose des chemins « spécifiques
» et dans le même mouvement on nous stigmatise de communautariste. On
nous amalgame diplomatiquement : beurs, Français issus de
l’immigration, Français d’origine, Français rapatriés, Français
musulmans, jeunes des cités… et bientôt Français des halls
d’immeubles. On se retrouve ballottés dans diverses comptabilités :
chez les 5 millions de musulmans, chez les Français d’origine quelque
chose, dans les Maghrébins de France… quels que soient notre
trajectoire personnelle, nos engagements, nos aspirations et nos désirs.
Certains feignent de découvrir notre présence pourtant ancienne. Pendant
des décennies, on était « invisibles », ensuite on nous a demandé
d’être transparents et de raser les murs, d’être discrets, ensuite
de prouver plus (France plus), d’être irréprochables, et d’endosser
le look du gagneur. « Notre » visibilité se résume à quelques figures
ou portraits emblématiques. Lorsque ce n’est pas de vrais drames et des
violences familiales inacceptables, on avance une avalanche de
sous-catégories marginales : du reniement, « plus gaulois que moi, tu
meurs », tendance Pain et Chocolat, aux braqueurs, anciens taulards, en
passant par l’intégriste, le macho et les personnalités
préfabriquées par les médias. Preuve que « l’intégration avance »,
dit-on en échos.
La confession doit commencer pour les suspects que nous sommes. Invités
à fouiller notre passé et nos trajectoires, nous devons nous
reconnaître, trouver des similitudes… afin d’exorciser le héros
négatif qui veille en chacun de nous, et renforcer les fantasmes. Nous
sommes pourtant nombreux, comme l’a fort justement souligné J. Minces
1, à ne pas nous reconnaître dans ces chiffrages, portraits et autres
interventions partisanes : « Les valeurs humanistes existent aussi et
fortement chez les non-croyants, les agnostiques, les libres penseurs, les
athées, objets pourtant d’anathèmes de la part des dévots (…).
Aujourd’hui, le silence est fait sur ceux qui sont areligieux, comme
s’il s’agissait de quelque chose de honteux. »
Le silence est aussi fait sur ceux qui n’adhèrent pas à un projet
républicain tiède, à une laïcité frileuse et désuète, à ce paysage
médiatique où les grands médias se défaussent sur des médias
communautaires insipides et médiocres. On nous invite à nous «
intégrer » dans Halloween ou à « participer » à la foire à la
grimace et à l’effarouchement un peu défraîchi, au jeu de la sur
indignation à propos de médias algériens, qui paraît-il, nous sont
destinés.
Mais comment le dire, où et comment ? On nous diabolise, on nous traite
avec paternalisme et si l’on refuse, on nous indique que « le
victimisme », nouvelle maladie des pauvres, nous guette s’il ne nous a
pas déjà envahis. Notre aphonie ne doit pas être interprétée comme
une adhésion passive : elle est subie. Et si nous nous rétractons, on ne
tarde pas à nous stigmatiser, à nous suspecter de « communautarisme ».
Mais quelle influence peut avoir une communauté qui, après trois
générations, en est encore au stade de l’acceptation ? Cette
interrogation de A. Hammoud (1 ) produit chez nombre d’entre nous une
insolence toujours vive. Pourquoi nous demande-t-on toujours à nous, et
comme par hasard au moment de nos revendications, de ne pas « tomber dans
le spécifique » ? Le syndicalisme a produit ses propres corporatismes et
la société civile les siens : les loges, les promotions des énarques,
les clubs, les réseaux, les amicales… Ne sont-ils pas des communautés
affectives, idéologiques, corporatistes ? Pourquoi ne pourrions-nous pas
produire les nôtres ?
Après nous avoir ignorés, on nous convoque. Certains nous somment même
de nous exprimer et surtout d’afficher notre « laïcité » pour venir
au secours, lors de débats sur la religion, la mosquée, le terrorisme,
les tournantes, etc. Ils interpellent une hypothétique expertise dont la
seule légitimité se trouve dans l’origine ethnique, le sexe (et si les
deux y sont, quelle aubaine !), expertise par effraction et non par
compétence.
Aujourd’hui, afin de mesurer et jauger notre degré ou notre coefficient
« d’intégration », on nous demande d’être motivés, de plonger
corps et âme avec enthousiasme dans la « République ». De quelle
République parle-t-on, jusqu’où doit-on plonger et comment ? Qui peut
nous donner notre feuille de route ? La symbiose et la fusion, voilà ce
qui est exigé de nous. À notre niveau d’exigence, on oppose toujours
le « temps ». Notre seuil de tolérance et de patience n’est jamais
convoqué pour s’opposer à ce « temps » invariable et circonstanciel.
En attendant Godot, on nous assigne le rôle et la place de godillots.
Et si la « République » avait commencé à épuiser son capital de
confiance, d’attraction, d’adhésion ? Et si un désamour sournois
alimentait aujourd’hui notre opposition pour mieux nous retrouver ?
Entre l’enclume et le marteau, entre otages et jouets, entre reniement
et glorification : n’y a-t-il point de salut hors de ces manichéismes ?
Pouvons-nous nous mettre à la disposition du pays de nos parents sans
être suspectés d’être des « traîtres », être cadres dans un
secteur sensible (nucléaire, DST…) sans être suspectés d’être des
alliés potentiels des intégristes ? Pouvons-nous être des musulmans
sans foi et vivre notre pensée ? Pouvons-nous critiquer, douter, refuser
et dénoncer l’exclusive religieuse, les intégrismes appelés pour
lutter contre les incivilités, les dévoyeurs issus de cette communauté,
sans nous faire taxer de saboteurs de la communauté ?
Notre proximité ethnique ne doit pas se confondre avec quelque
complicité que ce soit. Ni défenseurs de chapelle assiégée, ni
musulmans défroqués ou fraîchement convertis, ni supplétifs
d’associations de musulmans, ni supporters de foires associatives, nous
continuerons à participer à la lutte contre cette pédagogie du
renoncement, à lutter contre les obscurantismes light et hard.
Même si notre lucidité nous encombre régulièrement, nous continuons à
cultiver notre naïveté républicaine.
Toufik Baalache
1. Le monde du 17 janvier 2002, entretien avec Abdallah Hamoudi.