Le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) a fait l’objet récemment d’une campagne de dénigrement pour avoir « osé » utiliser la notion d’islamophobie. Mais les mosquées incendiées, les dirigeants d’associations musulmanes menacés, les sites antimusulmans en pleine expansion, les hommes politiques tentés de surfer sur la peur de l’islamisation de la France… Ces phénomènes sont-ils nés de l’imagination des dirigeants du MRAP ?
Soyons clairs : le MRAP ne prétend pas que l’islamophobie se soit substituée aux autres racismes ; il ne cherche pas à fétichiser la notion et à interdire la critique des religions,
comme le prétendent des esprits mal intentionnés. Au contraire, c’est bien au nom de son attachement indéfectible à l’universalisme qu’il souhaite que l’islamophobie soit inscrite sur l’agenda antiraciste. C’est parce que le racisme est un et indivisible que l’antiracisme doit être lui aussi un et indivisible. Nier cette évidence, c’est verser dans la
hiérarchisation des racismes et la concurrence des victimes.
Au sein de la grande famille de l’universalisme, deux visions se sont longtemps affrontées historiquement. D’un côté, ceux qui le rattachent à une identité nationale spécifique (française) et qui pensent que sa généralisation doit être différée dans le temps pour les populations supposées être « peu évoluées » (Jules Ferry, père de la colonisation). De l’autre, ceux qui estiment qu’il doit s’appliquer immédiatement à tous, sans distinction de race, de religion, de culture… (Victor Schoelcher, l’homme de l’abolition de l’esclavage).
Le MRAP revendique sans ambiguïté sa filiation avec cette seconde tradition universaliste : la lutte contre les discriminations et le racisme ne peut être différée sous prétexte que certains groupes socioculturels seraient plus ou moins bien intégrés à la société française.
Pour nous, il n’existe pas de territoires perdus de la République (les banlieues, les quartiers dits difficiles), peuplés de « racailles » et de « sauvageons » jugés irrécupérables. Les moindres parcelles de nos villes et de nos campagnes – en dépit des difficultés socio-économiques que connaissent certaines d’entre elles – constituent bien des « territoires de la République » au sens plein du terme. De ce fait, le MRAP a toujours refusé d’établir une hiérarchie concernant la lutte contre les racismes et les formes d’intolérance religieuse, culturelle ou sexiste, suscitant par là des mécontentements, des attaques, voire des haines.
La lutte contre les discriminations ne peut elle-même produire des discriminations et véhiculer des formes d’indignation sélectives. Le droit à l’universalité citoyenne ne peut
connaître de limites, ni théoriques ni pratiques. Prôner un « universalisme universel » – qu’on nous pardonne le pléonasme – est devenu insupportable à certains ; ils interprètent comme un signe d’incohérence le fait de dénoncer à la fois l’antisémitisme, le négationnisme universitaire, les traitements discriminatoires anti-immigrés, le racisme anti-arabe, la négrophobie, l’islamophobie, la tziganophobie, l’homophobie, les atteintes aux droits des femmes, etc.
Le MRAP ne constitue pas une agence professionnelle de communication antiraciste sur le thème Black-Blanc-Beur. Il est un mouvement populaire, animé par des citoyens
ordinaires et qui vit, en grande partie, grâce au bénévolat de ses comités locaux. Il est à l’image de la France et les débats contradictoires en son sein reflètent les doutes, les peurs, les passions, mais aussi les rêves et les utopies qui traversent l’ensemble de notre société.
En somme, ce qui nous est reproché, c’est de ne pas céder à la sectorisation et à la tribalisation de l’antiracisme. Certains voudraient nous voir « spécialisés » dans la dénonciation du racisme anti-immigrés ; d’autres dans le racisme anti-arabe ; d’autres encore dans le combat contre l’antisémitisme. En ces temps de mondialisation libérale, le MRAP devrait
choisir sa cause, son « produit antiraciste » vendable sur le marché politico-médiatique, renonçant de facto à tous les autres. Nous refusons ce raisonnement binaire : « Le MRAP est présidé par un Beur, et qui plus est, il dénonce l’islamophobie ! Il ne peut donc être nécessairement qu’antisémite ! » La boucle du raisonnement tribal est bouclée. En bref :
« Choisis ton camp ! »
Mais quel camp précisément ? La France républicaine des années 2000 serait-elle composée de trois communautés, une majoritaire « catho-laïque » repliée sur elle-même, et deux minoritaires, juive et musulmane, qui seraient susceptibles de s’affronter à tout moment ? On voudrait nous mettre dans une case ethnique et nous faire jouer des partitions communautaires ; on nous accuse, d’un côté, d’être « pro-Arabes », voire « pro-musulmans » (sic) et, de l’autre, de jouer « les faire-valoir des juifs complexés ». Dénoncer le négationnisme de Roger Garaudy, s’enchaîner aux grilles de l’ambassade d’Iran à Paris pour protester contre la répression dont sont victimes les juifs iraniens, pointer du doigt les dangers de la recrudescence de l’antisémitisme et, dans le même élan citoyen, prévenir des nouvelles tensions et haines à l’égard des populations musulmanes ou perçues comme telles : est-ce faire preuve d’un quelconque manquement à la visée universaliste de notre mouvement ?
Les centaines de communiqués publiés par le MRAP parlent d’eux-mêmes : pas de hiérarchies entre les discriminations, pas de « préférence communautaire » dans les
dénonciations, pas d’indignations sélectives dans les interpellations des pouvoirs publics, mais une constante vigilance citoyenne.
Article paru dans l’édition du 16.06.06 du quotidien LE MONDE