Le développement du port du niqab dans la société française constitue sans aucun doute un phénomène sectaro-religieux qui ne saurait être justifié ni par la liberté de conscience ni par le traditionnel couplet sur le respect des droits individuels. Mais il est tout aussi évident que le débat sur la burqa, couplé à celui sur l’identité nationale, ne pouvait provoquer que des dégâts. Les dérapages verbaux sont désormais trop nombreux pour être considérés simplement comme des accidents de parcours et des maladresses politiques. Et contrairement à une idée reçue, ils ne sont pas le fait du « petit peuple de France » mais de certaines élites et de certains leaders d’opinion qui ont trouvé là une manière de compenser leur panne d’imaginaire politique, en actionnant une sorte d’épouvantail identitaire visant à faire oublier les « vrais » problèmes des Français : le chômage, la souffrance au travail, le logement, la crise financière, l’insécurité urbaine, les questions environnementales… Ces débats émotionnels sur le voile intégral s’inscrivent dans une tendance lourde de la société française : la suspicion jetée sur une composante de notre communauté nationale, les « musulmans », sommés de donner des signes tangibles de leur adhésion aux valeurs françaises, comme si la double allégeance était leur mode normal de fonctionnement et la loyauté l’exception. Une dynamique identitaire perverse s’est enclenchée : francité et islamité sont ainsi présentées comme deux essences irréductibles, deux entités inconciliables, les individus étant enjoints de choisir entre l’une et l’autre.
Du coup, le combat anti-burqa qui aurait pu être partagé par nombre de démocrates au nom de la lutte contre les sectarismes politico-religieux (et le salafisme wahhabite en est évidemment un) devient le porte-drapeau d’un nationalisme étriqué qui tourne le dos à l’universalisme républicain pour renouer avec une conception substantialiste de l’identité nationale. Tout se passe comme s’il y avait d’un côté les « Français purs » et de l’autre les « Français de papiers », dont la citoyenneté est sans cesse mise à l’épreuve. Sans verser nécessairement dans un rapprochement simpliste entre un nationalisme français agressif et un salafisme wahhabite offensif, l’on soulignera tout de même une certaine convergence des démarches idéologiques. De part et d’autre, on tend à invoquer les libertés fondamentales et le droit des personnes pour légitimer des postures de type essentialiste, sur lesquelles les critiques raisonnées et raisonnables ont finalement peu de prise : définition rigide des appartenances sociales, rapport angoissé aux identités perçues comme exogènes, vision « civilisationniste » du monde (Occident chrétien versus Orient musulman), prosélytisme sélectif, tendance à considérer un localisme comme un universalisme, etc. D’un côté, l’identité française considérée comme substance éternelle, de l’autre, l’islamité comme identité totale ; d’un côté, la peur de la contagion de la francité par des éléments étrangers, de l’autre, la volonté de protection littérale d’une identité musulmane face aux interprétations libérales du Coran ; d’un côté, une vision de plus en plus restrictive de l’accès à la nationalité française, de l’autre, un embrigadement méthodique des croyants sur le thème de l’élection (les élus de Dieu) ; d’un côté, la France comme expression de l’Occident triomphant, de l’autre, l’islam comme incarnation d’une civilisation islamique hégémonique et supérieure.
Mais le plus grave est que ce choc de deux narcissismes identitaires finit par produire un sentiment de victimisation généralisé au sein de la population française : les uns se sentant menacés par le déferlement d’un islam imaginaire, les autres par cette injonction permanente à l’identité française (« faites vos preuves »). On est donc en droit de s’interroger sur les motivations des promoteurs de la « loi anti-burqa » : leur intention est-elle bien de contenir le phénomène ? Si oui, pourquoi ne prennent-ils pas en compte les effets pervers qui se manifestent déjà chez ceux qui se perçoivent comme des victimes de l’identité nationale et qui pourraient bientôt apparaître comme de véritables « martyrs de la cause » dans les communautés musulmanes de France ? D’où un malaise à l’égard du phénomène du voile intégral qui est pourtant rejeté par l’immense majorité des Français de « culture musulmane ». Aujourd’hui, un millier de niqabs recensés par les RG et demain combien de burqas comme étendards d’une « identité blessée » ? En faisant de l’éradication de la burqa leur priorité du moment, et cela pour conforter leur position de pouvoir et masquer leur absence de vision politique à long terme, les nouveaux prophètes de l’identité nationale se transforment inévitablement en apprentis sorciers. On peut raisonnablement penser que la future loi profitera davantage aux organisations fondamentalistes, toujours à la recherche de « martyrs médiatiques », qu’aux mouvements de défense des droits des femmes.
Par Mouloud Aounit, militant antiraciste et Vincent Geisser, politologue au CNRS