Discours de Bariza Khiari au Sénat sur le 17 octobre 1961

Le 17 octobre 1961, il y a cinquante et un ans, de nombreux Algériens répondaient à l’appel de la fédération de France du Front de Libération Nationale invitant à manifester pour protester non seulement contre la guerre mais aussi contre un couvre-feu discriminatoire qui ne touchait que ceux que l’on appelait alors les musulmans français. Ce rassemblement était pacifique mais il s’agissait aussi de montrer la détermination des manifestants à ne pas subir de mesures discriminatoires au faciès et mettre fin au colonialisme en Algérie. Cette aliénation comme le disait Aimé Césaire.
A l’époque, on ne bravait pas impunément l’autorité de l’Etat ; emprisonnement et intimidations seraient à l’évidence de la partie. Personne n’imaginait cependant le déchainement de violence qui aurait lieu. Devant des effectifs qui grossissaient d’heure en heure, les policiers firent preuve, sur instructions du Préfet d’alors, un certain Maurice Papon de sinistre mémoire, d’une violence peu commune. Certains membres des forces de l’ordre virent dans cette soirée l’occasion de pouvoir régler de vieilles querelles sans crainte de poursuite. La police s’autorisa le recours aux ratonades, desserrant le mors à certains de ses éléments les plus dangereux. Ce jour là, une répression sanglante d’une violence et d’une sauvagerie inouïe se déclencha : arrestations massives, noyades, tortures et déportation frapperont aveuglément les Algériens de Paris et de sa banlieue.
Certains manifestants furent tués sur place, d’autres, internés et certains disparurent dans des conditions mystérieuses. Les jours suivants, on fit de macabres découvertes, de nombreux corps flottant à la surface de la Seine jusqu’au Havre. Aujourd’hui encore, il est difficile de connaître précisément le nombre de victimes. Ce qui est sûr, c’est que le chiffre officiel avancé par le Préfet Maurice Papon est très, très loin de la réalité.
Nombre de familles étaient sans nouvelle d’un père, d’un frère, d’un oncle, d’un mari, d’un grand-père, d’un fils. Les autorités opéraient une rétention d’information bien réelle tandis que les proches n’osaient pas non plus se montrer trop curieux de peur de représailles.
Certains sont ainsi demeurés avec des questions pour le restant de leur existence en l’absence de tout corps, de toute information, de toute reconnaissance. Il n’ya rien de pire qu’ignorer la situation d’un proche, de pressentir le malheur sans pouvoir s’en assurer. Le travail de deuil est toujours plus difficile sans corps, sans preuve, sans la certitude que la personne a bien disparu.
Ce silence, l’Etat le gardera pendant 51 ans : police, justice, pouvoirs publics de gauche comme de droite ne revinrent pas sur cet évènement drapant d’un voile d’ombre et d’oubli cette nuit sordide où s’était joué un drame. Les archives furent inaccessibles, elles le sont d’ailleurs encore, permettant ainsi l’existence d’un tel écart entre les différentes estimations du nombre de victimes. Un masque malsain recouvrait le visage que prit la République ce soir là autorisant mensonges et dénis. Les autorités semblaient avoir apposé le sceau de l’oubli éternel sur cette terrible nuit où l’on assassina dans les rues et sur les ponts de France.
De fait, il a fallu le procès de Maurice Papon relatif la déportation des Juifs de Gironde
 pour que rejaillisse cette vérité que l’on avait voulu occulter,
 pour que revienne le débat que l’on avait souhaité taire,
 pour que la lumière se fasse sur des évènements qu’on avait espéré dans les ténèbres pour longtemps.
Il faut ici remercier la ténacité d’une poignée de journalistes et d’historiens qui, par leur travail et leur souci de la vérité ont tenté d’obtenir renseignements, témoignages et preuves des évènements survenus. Ce patient et ingrat travail de collecte et de recoupage d’informations commence à produire ces premiers fruits, permettant de faire entrer une lumière saine sur ces tâches de l’histoire nationale.
C’est à ces quelques personnes d’un rare courage que l’on doit aujourd’hui une meilleure appréciation des faits. Certains d’entre eux n’hésitèrent pas à rappeler au préfet Papon ses états de service à l’époque de son procès : depuis les Juifs déportés, aux Arabes jetés à la Seine. Ne craignant ni les intimidations, ni les menaces puisqu’un procès en diffamation leur fut intenté, ils portèrent à la connaissance du public leur travail.
Je tiens, à ce stade de mon intervention à saluer leur travail et celui des associations et collectifs pour la reconnaissance du 17 octobre. Je voudrais ici évoquer la mémoire de Mouloud AOUNIT, président du MRAP, passé sur l’autre rive comme pour ne pas nous déranger une belle journée d’août, alors que vivant il en dérangeait beaucoup.
Mouloud AOUNIT n’a cessé de travailler pour la reconnaissance de cette journée. Il déclarait notamment : « Nous voulons la reconnaissance des faits. Nous ne voulons pas culpabiliser l’ensemble du peuple français mais nous voulons empêcher l’oubli et construire une mémoire solidaire qui puisse fonder aujourd’hui une convivialité entre le peuple français et le peuple algérien. Cette commémoration n’est pas pour nous une vague récit d’un passé douloureux mais un acte de mémoire au présent indispensable pour construire le vivre-ensemble car l’oubli structure les logiques de revanche et participe à la production des discriminations. On sait combien il reste de ressorts inconscients comme si cette période noire n’était toujours pas finie».
C’est à ce type d’engagement fort que l’on doit notamment la première reconnaissance officielle du 17 octobre par le maire de Paris, Bertrand Delanoë. Depuis, près d’une centaine de maires ont suivi ce bel exemple.
Le Maire de Paris a eu le premier le courage d’apposer une plaque commémorative le 17 octobre 2001 pour rappeler la mémoire des disparus, préférant un texte sobre aux polémiques de certains.
Le 17 octobre 2012, le combat a finalement abouti. 51 ans après cette funeste nuit, la République, au travers du chef de l’Etat et à l’inverse de ses prédécesseurs, a reconnu la réalité des faits et la sanglante répression qui avait eu lieu lors de cette manifestation. Ces mots, tout simples pansent pour partie les plaies de l’histoire et la douleur qu’elles occasionnent.
Je tiens à remercier le groupe CRC pour avoir inscrit dans l’agenda législatif l’engagement du candidat François Hollande de reconnaître publiquement la responsabilité de la République dans cette répression sanglante. L’adoption de cette proposition de résolution sera un geste de concorde à l’adresse du peuple Algérien.
Ce débat est d’autant plus salutaire qu’il permet d’effectuer certaines mises au point. Face à un conflit dont les stigmates sont encore prégnantes dans certaines couches de la société française,
 à une guerre qui longtemps n’a pas dit son nom
 à une histoire qui de tout bord a des difficultés à passer.
le Président François Hollande a désiré placer son mandat sous le signe de l’apaisement et de la reconnaissance. Certains esprits chagrins, avides de polémiques de bas étages ont voulu y voir les signes d’un abaissement, d’un retour à la sempiternelle repentance, laquelle repentance n’a été réclamée par aucun de ceux qui demandent la reconnaissance des faits et n’est mise en avant que par ceux qui veulent faire acte de diversion face au nécessaire travail courageux que nous avons à faire.
Par ailleurs, il est tout de même étrange que ceux qui aujourd’hui se parent du noble vêtement de l’indignation ne trouvaient rien à redire aux déclarations de Jacques Chirac lorsqu’il admettait la participation de l’Etat et sa responsabilité dans la rafle du Vel d’Hiv. Considéraient-ils alors que l’Etat, que la République s’abaissaient en reconnaissant la réalité des faits ? Estimaient-ils scandaleux les propos du Président de la République ? Non seulement, je ne le crois pas mais je pense qu’aujourd’hui encore, on les trouverait prêts à juste titre d’ailleurs, à défendre les propos du Président Jacques Chirac. Se pourrait-il qu’une vérité devienne mensonge ou provocation quand elle est prononcée par une voix de gauche ?
Il faudrait pourtant comprendre que la France et l’Algérie souhaitent écrire une nouvelle page des relations bilatérales, une page épurée des conflits passés. Or pour écrire ensemble cette page autour d’un partenariat stratégique, nous devons être en accord sur la lecture de la page précédente.
La reconnaissance simple et lucide des évènements du 17 octobre gommera ainsi pour partie l’abomination du texte sur les effets positifs de la colonisation et participera d’une volonté de construire une nouvelle relation, de bâtir un futur commun sur des bases saines et acceptées de tous.
Ceux qui font semblant de pousser des cris d’orfraies aujourd’hui, n’ont-ils pas compris qu’il en va de l’intérêt de notre pays ? Ne sont-ils pas capables de sortir de schémas surannées ? N’ont-ils pas cette capacité qu’eut Jacques Chirac en son temps et François Hollande aujourd’hui de quitter le costume de politicien, pour revêtir l’habit d’homme d’Etat ?
Ce pas en avant qu’a accompli François Hollande s’accompagnera sans doute d’une nécessaire ouverture plus large des archives afin que les historiens puissent travailler sur des sources précises et proposer une lecture détaillée des évènements, un demi siècle après les évènements, c’est le bon moment.
Le Parlement n’entend pas dicter l’histoire, interférer dans le travail des historiens, il souhaite instaurer un débat. Aucune guerre n’est propre, aucun conflit n’a les héros d’un côté et les démons de l’autre. La guerre d’Algérie n’échappe pas à cette dure loi.
A ce titre, jeudi prochain sera ainsi discutée un texte visant à commémorer l’ensemble des victimes du conflit algérien sans distinction de camps et d’engagement. La date du 19 mars a été choisie non parce qu’elle marquerait d’une quelconque manière la fin de la guerre mais parce qu’elle constitue une date éminemment symbolique, celle du cessez-le-feu. Cette date met en avant la volonté des deux parties d’aboutir à un règlement pacifique du conflit et à renoncer durablement à l’usage de la violence. Cela ne signifie pas que la violence ou les hostilités ont disparu après le 19 mars puisque les attentats de l’OAS, les massacres de Harkis sont autant d’actes témoignant de l’horreur de ce conflit.
Cette commémoration permettra je l’espère d’instaurer un espace de dialogue des mémoires, offrant une lecture apaisée de ces questions.
Beaucoup reste encore à faire, l’Etat doit encore reconnaître l’usage de la torture en Algérie mais aujourd’hui la gauche a démontré qu’une autre vision des relations franco algériennes était possible, axée non sur la repentance mais sur le dialogue, le respect et l’examen des erreurs du passé. Les morts du 17 octobre 1961 ont désormais une reconnaissance posthume. Leurs familles peuvent estimer qu’ils ne seront pas morts anonymement en vain. Après cette reconnaissance, la France se retrouve, elle redevient elle-même une Nation unique qui n’est jamais aussi grande que quand elle se regarde en face lucidement.
Monsieur le Ministre, Monsieur le Président, mes chers collègues.
Je ne peux conclure sans un mot personnel sur cette douloureuse période franco-algérienne qui a impacté ma propre famille. Je veux rendre hommage à ma mère emprisonnait pour ses idées politiques. Je veux rendre hommage à mon père arrêté en France, torturé et exilé dans une prison d’Alger.
Alors, pour tous les algériens, pour tous les français, et pour la grandeur de la France, le groupe socialiste votera cette proposition de résolution.

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